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La
nuit était le meilleur moment pour tuer.
L'oeilleton Schmidt & Bender était
pourvu d'un amplificateur photonique à la
définition inégalable, et le canon du
Barrett dernière génération
d'un frein de bouche à silencieux qui
occultait aussi bien l'éclair de la
détonation que le son qu'elle produisait.
C'était l'arme des snipers de l'US Army, une
arme redoutable, à la fois rustique et
sophistiquée, une arme qui valait son pesant
de pognon. Il avait dû argumenter des
semaines avant que la guérilla ouïgoure
pour laquelle il combattait ne se décide
à passer commande de quelques exemplaires.
Les trophées de guerre qu'il ramenait depuis
au quartier général du prince
"Shabazz "Ali Valikhan avaient servi de
démonstrations on ne peut plus
édifiantes.
La
nuit était également le meilleur
moment pour lire. Lorsque le sommeil est inutile
ou, pour de multiples raisons, impossible, Toorop
savait qu'il faut en profiter pour nourrir le
cerveau de son mets de prédilection. Bien
sûr, même aux confins de la Chine
occidentale en guerre, il n'était pas rare
de tomber sur des exemplaires de Playboy, ou du
Reader's Digest, mais
Toorop avait mieux à se mettre sous la dent.
L'Art de la guerre de Sun Tzu,
Les Trente-Six
Stratagèmes, les
Carnets de route de Guevara,
Les Sept Piliers de la
sagesse de T.E. Lawrence, et
La Guerre des
Gaules de Jules César,
voilà ce qui composait l'essentiel de sa
bibliothèque, avec Le Gai
Savoir et Les
Dithyrambes de Dyonisos de
Nietzsche, plus un recueil de poésies
persanes. Lire permettait de confronter des
expériences nouvelles à des savoirs
anciens. Toorop savait mieux que quiconque qu'il ne
sert à rien de réinventer l'eau
tiède, tout particulièrement au cours
d'une guerre, face à des ennemis plus
nombreux, et techniquement
supérieurs.
Aussi, après la victoire des
forces chinoises à Urumqi, Toorop
était parvenu à convaincre le prince
Shabazz de mener une guerre adaptée à
ses moyens, et à ceux de l'adversaire, en
l'occurrence une guerre d'attrition. Ne pas
chercher le coup fatal, mais créer une
hémorragie constante, sans jamais risquer le
gros de ses forces. Avec des unités
légères courant tout le long des
frontières entre Kirghizie, Kazakhstan et
Chine populaire, et des commandos de forces
spéciales vivant en autarcie,
profondément implantés
derrière les lignes ennemies. Bien mieux,
Toorop avait convaincu ce jeune fils d'un riche
magnat ouzbek et d'une princesse ouïgoure, qui
parlait plusieurs langues et avait
étudié à Harvard, de lire, et
surtout de faire lire à ses hommes un
certain nombre de bouquins que tout soldat
professionnel se doit d'avoir lu. Le commandement
tactique des officiers, et le comportement des
sous-offs, voire des simples soldats,
s'améliora substantiellement au cours de
cette période. Le taux de survie des
unités augmenta considérablement. La
moyenne des destructions et des pertes subies par
l'ennemi suivit la même tendance. Toorop en
avait ressenti une irrépressible
poussée d'orgueil.
À tel point qu'un jour, il
prit directement le prince Shabazz à partie.
Celui-ci rentrait d'Almaty, où
s'était tenue une conférence
secrète du mouvement national ouïgour.
Les récentes campagnes conduites avec
succès par ses Forces de libération
du Turkestan oriental avaient affermi ses positions
au sein de la conférence. D'autre part, des
bruits couraient comme quoi la division locale des
gardes-frontières allait être
relevée, et remplacée par une
unité combattante venue du centre du Tibet.
Pour Shabazz et les commandants ouïgours,
c'était la preuve que leur activité
inquiétait les dirigeants de Pékin et
qu'ils avaient foutu une branlée à la
27e.
Toorop ne voulait pas jouer les
rabat-joie, mais il avait quelque peu
tempéré leurs ardeurs. La rigolade
était terminée, on allait passer aux
choses sérieuses, il faudrait
impérativement veiller à ne pas
reproduire le désastre d'Urumqi.
Vingt ans de guerres, ça
blindait la cuirasse, et ça endurcissait les
muscles et le caractère. Mais ça
usait aussi son homme, à force. Surtout
quand on s'était fait une
spécialité d'épouser les
causes perdues.
Toorop s'était tué
à le répéter à qui
voulait l'entendre : il fallait d'urgence
coordonner les efforts de toutes les forces en
présence, les guérillas
tibétaines, l'armée des provinces
sécessionnistes du Sud, susciter une
extension du conflit au nord-ouest de Pékin,
en essayant de ranimer un mouvement
indépendantiste mandchou, idem en
Mongolie-Intérieure. Tout cela, Toorop
l'avait bien vu, avait foutrement
intéressé les hommes des services
secrets russes, en tout premier lieu le colonel
ripou qui les approvisionnait en armes. Mais Toorop
l'avait constaté parallèlement : la
conférence nationale ouïgoure se
foutait du Tibet ou de Hong Kong comme lui de sa
première balle d'AK-47, tous étaient
bien trop préoccupés par leurs
propres luttes pour le pouvoir.
Ce
soir-là, un soir de printemps,
c'était juste avant le début des
opérations dans le Tian Shan, il avait
attaqué sans préambule :
Nous devons impérativement
faire la paix avec le FLNO, cette guéguerre
politique ne mène à rien, elle bloque
le processus de la conférence, elle paralyse
toute avancée stratégique du
mouvement.
Toorop s'était
exprimé en anglais. Avec une drôle de
petite sirène d'alarme en
arrière-fond dans la tête. Donne un
cheval à celui qui dit la
vérité, rappelle un proverbe afghan,
il en aura besoin pour s'enfuir.
Moi
? Faire la paix avec ce porc d'Hakmad ? Jamais ! Tu
m'entends, jamais ! N'y compte pas, que personne ne
compte sur moi pour trahir la mémoire de mon
père.
Les
yeux du jeune cheik s'étaient vrillés
en Toorop comme ceux d'un de ses faucons de chasse
kirghizes dont il était friand, tel celui
qui s'était posé sur son poing
quelques minutes plus tôt, pour picorer sur
les phalanges repliées un morceau de viande
crue.
Le
père de Shabazz avait été
assassiné dans des conditions
mystérieuses au tout début du
siècle. L'explosion de la voiture qui le
tua, lui et son escorte, à Tachkent, ne fut
jamais revendiquée, mais Shabazz
était persuadé que c'était
Hakmad et ce qui allait devenir le FLNO qui avaient
commandité, voire exécuté
eux-mêmes le coup.
Dans le coin, les vendettas
remontent à l'époque de Tamerlan,
fallait pas compter sur un fléchissement de
sa part.
Il
fallait pourtant assouplir sa position. Seule une
unification préalable du mouvement national
ouïgour permettrait d'envisager
l'avancée majeure : la coordination
opérationnelle et stratégique avec
les mouvements de résistance
tibétains et l'armée sudiste.
Prince Shabazz, le moment est
critique, les forces nordistes ont repris du
terrain aux environs de Shanghai, on dit que Wuhan
va tomber d'un jour à l'autre, et les Russes
nous signalent des concentrations de troupes
à Dukou, sur le haut cours du fleuve, les
nordistes pourraient couper vers Kunming, prendre
à revers les forces démocratiques et
attaquer Hong Kong à travers le Guangxi,
nous devons...
Je
t'arrête tout de suite, frère
Toorop.
Le
prince Shabazz avait levé la main.
Je
t'arrête. Tout ça est très
intéressant mais, comme tu le sais sans
doute, nous n'avons aucun moyen de contrôler
le cours des événements sur le Yangzi
Jiang !
Son
ironie avait percé et le cheik avait
cherché l'appui de ses officiers, qui
essayèrent de rire avec
élégance, selon l'idée qu'ils
se faisaient d'un pouffement distingué d'un
diplomate du Foreign Office.
Toorop avait laissé passer
un faible sourire.
C'est très
précisément le problème,
prince Shabazz, nous n'avons toujours aucun moyen
d'influer sur le cours des
événe...
Le
jeune cheik se redressa, agacé.
Comment veux-tu que nous en ayons ?
! Avons-nous jamais, ne
serait-ce qu'une fois, approché les sources
du fleuve ?
Toorop avait risqué le tout
pour le tout. Il avait tracé du doigt une
carte sommaire sur la terre sablonneuse.
C'est pour cela que nous perdrons
la guerre, chacun de notre côté. Les
miliciens hans au Tibet, les
gardes-frontières ici, et le gros de l'APL
au centre. Si nous ne nous coalisons pas rapidement
avec les autres forces de la révolution,
alors les nordistes l'emporteront. Ils ont
gelé le front l'année
dernière, ils ont repris des forces, ils
s'occuperont de nous les uns après les
autres, croyez-moi, quand ils passeront à
l'offensive, rien ne pourra les
arrêter.
Nous sommes en train de les
arrêter, Toorop.
Toorop esquissa un mauvais rire.
Son doigt dessina quelques flèches, allant
du nord au sud. La carte de la Chine
évoquait un animal monstrueux.
Non, prince Shabazz, nous sommes
une piqûre d'insecte sur le dos d'un
éléphant. La 27e et les
autres unités de gardes-frontières,
ce n'était que de petits zakouski, attendez
voir un peu que les divisions aéromobiles de
l'APL se ramènent...
Que
veux-tu que nous fassions ? fit Shabazz en
implorant Allah, paumes ouvertes vers le ciel. Nous
sommes entre Ses mains, et les Chinois du Sud
aussi, en dépit du fait qu'ils s'obstinent
à ignorer les enseignements de Ses
Écritures.
Nous devons coordonner nos efforts,
avait dit Toorop, dans un soupir
énervé.
Et
comment veux-tu que nous coordonnions nos efforts
avec une armée située à cinq
mille kilomètres d'ici ?
Nous devons d'abord unir toutes nos
forces, prince Shabazz. Nous devons faire sortir la
conférence nationale de l'impasse, nous
devons nous unir avec le FLNO et ses alliés,
ensuite nous devrions concentrer nos efforts avec
les Tibétains. Nous devons
impérativement soulager l'armée
sudiste, nous devons foutre un bordel terrible dans
tout l'ouest de la Chine, prince Shabazz.
Voilà comment nous pouvons coordonner nos
efforts avec les forces
démocratiques.
Shabazz fit la moue, les arguments
avaient porté, comme une salve d'artillerie
assistée par ordinateur, avec une
progression réglée mètre par
mètre.
Hakmad ne fera pas un allié
fiable, avait répondu le prince, avec une
moue de dédain.
Toorop devait le reconnaître,
Hakmad n'était qu'un vulgaire gangster. Un
trafiquant de drogues et d'armes qui s'était
d'abord enrichi en vendant des arsenaux complets
aux diverses factions afghanes, dans les
années quatre-vingt-dix. Il était
méchamment maqué avec les mafias de
Douchanbé et d'Almaty, et il avait
constitué l'ossature de sa formation
paramilitaire en puisant dans le formidable
potentiel en ressources humaines de son
gang.
Le
FLNO était rapidement devenu la principale
branche armée du mouvement ouïgour. Au
tout début, c'était même
quasiment la seule.
Nous devons simplement lui faire
comprendre que l'objectif principal est
l'indépendance de votre pays. C'est bien
pour ça qu'on se bat, non ?
Shabazz n'avait rien
répondu. Il regardait Toorop sans
ciller.
Cheik Shabazz, avait presque
imploré Toorop, je vous prie de comprendre
que c'est le sort de toute la Chine qui est entre
vos mains... Mais inversement nous ne pouvons rien
faire sans ceux de Hong Kong, de Shanghai et de
Lhassa. Nos sorts sont liés. Tous les livres
que je vous ai fournis ne traitent que de ça
: des forces minoritaires prises isolément
peuvent faire basculer le colosse si elles s'y
prennent avec intelligence et audace, et en
unifiant leurs efforts, et surtout en
forçant l'ennemi à désunir les
siens. Rappelez-vous Jules César à
Alésia.
Shabazz avait clos la discussion
d'un simple geste.
Je
verrai ce que je peux faire, Toorop, il avait
dit.
Rien n'avait pu être fait,
évidemment.
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