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Publié sur le web par Digipresse, les deux premiers chapîtres du roman de Maurice G. Dantec, paru aux Editions Gallimard.





 

Toorop n'avait plus jamais fait la moindre allusion à la chose et il avait entamé sa longue campagne de chasse à l'homme dans les montagnes du Tian Shan. Le plus important, c'était la bibliothèque. Les livres. On ne peut espérer gagner une guerre sans avoir mis certains livres de son côté.

Le plus drôle dans l'histoire fut la tronche du colonel russe, à la fois trafiquant d'armes et de drogues pour son compte, et officier de renseignements pour celui du Kremlin. À la frontière kazakh, l'endroit de rendez-vous habituel, Toorop passa commande du matériel convenu, fourguant la tonne de haschisch et le quintal d'opium en avance à la transaction. Puis en ajoutant sur la balance un gros sac supplémentaire, il avait négligemment demandé si on pouvait lui procurer une cargaison un peu spéciale.

óKto ? avait lâché de sa voix de robot l'officier du GRU. Prostitouti ?

Toorop avait allumé un cône de cette herbe sublime et avait regardé l'officier droit dans les yeux en relâchant un long dragon de fumée.

óNiet. Knigui, il avait répondu.

L'officier l'avait observé quelques instants sans rien répondre, puis avait esquissé un sourire glacial.

óBlack books ? il avait demandé.

Toorop avait fait non de la tête. Les manuels de guérilla et les répertoires de pièges, ça il avait déjà, les fondamentalistes les plus obscurs y voyaient la main du Diable, mais s'en accommodaient. Non, ce dont il avait besoin c'était de quelques ouvrages de base dont il présenta la liste à l'officier.

Au fil des mots parcourus sur la vieille feuille d'imprimante à picots, la tronche du Russkof s'allongeait démesurément.

Toorop ne sut jamais comment il procéda, mais lors de la livraison de la marchandise, les caisses de livres étaient là, au milieu de plusieurs tonnes de matériel de guerre russe.

L'homme vint vers lui, la liste à la main, celle-là même que Toorop lui avait donnée, à peine chiffonnée.

óIl manque quelques traductions tadjiks et turkmènes, mais ne m'en demandez pas plus, avait lâché l'officier, sinistre.

Et c'est ainsi que la petite armée du prince Shabazz se retrouva dotée d'une bibliothèque mobile constituée de quelques vénérables bouquins, traduits dans à peu près toutes les langues de la région, ainsi qu'en anglais : Sun Tzu, évidemment, mais aussi Jules César, Liddell Hart, Guderian, Mao Tsé-toung, Thucydide, Toukhatchevski, Guevara, Lawrence, Napoléon, Machiavel, Clausewitz, de Gaulle. Le tout promptement photocopié, informatisé et diffusé d'un bout à l'autre du territoire sur lequel ladite armée opérait.

Certains Ouïgours, dont les familles avaient été exterminées par les "colonnes sauvages "des généraux communistes, se refusèrent à lire les traductions locales du Petit Livre Rouge, y voyant là l'image sanguinaire du despotisme qu'ils combattaient, avec leur putain de rêve de Djihad affûté comme l'acier du yatagan de Saladin lui-même.

Toorop et le prince Shabazz argumentèrent des heures entières avec les officiers récalcitrants afin de les convaincre.

óRemplacez les mots du Despote par vos propres mots, avait dit Toorop au bout d'un moment, alors que la nuit et la discussion étaient largement entamées, et que ça commençait à bien faire. Quand Mao dit communisme, remplacez-le par justice, indépendance nationale ou par le Royaume d'Allah, ou par ce que vous voulez, peu m'importe. Ce qui compte c'est que vous compreniez comment Mao a vaincu le Kuomintang, parce qu'il avait lu cet autre livre, là.

Et Toorop avait montré les exemplaires de L'Art de la guerre traduits en langues turcophones.

Ce qui voulait dire en clair : vaudrait mieux vous y mettre sans plus tarder.
 

Cette nuit-là, cette nuit qui allait bouleverser sa destinée, il dut son salut à son cheval, celui dérobé quelques jours auparavant sur l'homme aux busards. La belle jument kirghize n'eut que le temps de se cabrer et de hennir avant de disparaître, avec tout le reste.

Lui et sa monture avançaient sur la lande rabougrie d'une épine rocheuse qui surplombait un vaste plateau ; des bosquets et des massifs d'arbustes sauvages espacés de loin en loin dessinaient des structures argentées sous la lumière de la lune. Le camp du prince Shabazz se trouvait en contrebas, encaissé au centre d'une couronne de contreforts montagneux, à moins de dix kilomètres selon les indications du module GPS. Les braseros des postes de garde créaient une autoroute de lucioles rouges dans la nuit.

Dix kilomètres de nuit dans la montagne, ça voulait dire des heures de route. Mais fallait qu'il tienne. Et surtout qu'il pisse. Tout de suite. Il fit arrêter la jument et l'observa un instant. L'animal était au bord de l'épuisement, Toorop décida de lui accorder quelques minutes de sursis supplémentaires. Il regardait avec compassion la lourde charge qu'elle supportait sans broncher depuis des jours. La jument se mit à brouter l'herbe rase hors du sentier, sans la moindre considération pour ses états d'âme.

Toorop marcha jusqu'à un bosquet tout proche, un groupuscule de jeunes conifères maigrelets qui surplombait une petite paroi rocheuse et des éboulis, il se débraguetta avec un soupir d'aise et entreprit de copieusement étancher la soif de toute cette nature asséchée.

Il leva le nez vers le ciel, immense, avec des millions d'étoiles jetées là comme un sable métallique sur un écrin géant, si nettes, si proches, si brillantes qu'il aurait pu plonger la main dedans et la retirer, pleine de poudre lumineuse.

Il faisait froid, et pourtant c'était l'été, se dit Toorop en frissonnant. Un petit vent coupant soufflait du sud-est, là d'où ils étaient venus. Il s'emmitoufla dans sa parka des divisions arctiques de l'armée russe.

Au-dessus de lui, les étoiles remplissaient le ciel avec exubérance, il programma un mélange explosif sur le patch biocompatible, de quoi se farcir un triathlon sans broncher, et se laissa envahir par l'hypnose cosmique des ciels de nuit. Il s'était retourné en direction de la jument lorsque le hurlement d'un loup s'était réverbéré dans l'écho des montagnes.

Puis le drone avait surgi.
 

C'était un vieux modèle de l'armée chinoise, mais encore largement assez jeune pour accomplir la mission qui était la sienne : chercher, inlassablement. Et détruire. Inlassablement. Comme Toorop. Version silicium. Une libellule géante de carbone et de réfractaire noir longue d'environ trois mètres, dotée de deux ailes ultracourtes, d'une dérive et de deux micro-rotors. D'une batterie de senseurs thermiques. D'un canon rotatif de 14,5 mm. De plusieurs roquettes antichars. Et du sang-froid des machines.

Il y eut simplement un éclair blanc. Éblouissant. La libellule venait d'allumer un projecteur au xénon, eut le temps de se dire Toorop en se jetant à terre. Le faisceau surpuissant piégea la jument dans un sel de lumière, le bruit terrifiant du canon rotatif vrilla l'atmosphère en engloutissant au passage le hennissement du cheval, puis une roquette antichar fusa dans un sifflement glacé. La déflagration fit trembler l'air, le sol, et jusqu'aux étoiles. Un sirocco à l'odeur de poudre chauffa l'air froid des hautes montagnes.

Lorsque Toorop put à nouveau discerner quelque chose, à plat ventre derrière un massif d'épineux, il détailla la machine noire qui tournoyait en vrombissant autour de la carcasse éclatée et fumante de la jument kirghize, épave organique d'un méchoui infernal. Les senseurs de la machine étaient en action, les lumières rouges caractéristiques clignotaient sous sa tête bombée d'hydrocéphale tueur. Elle émettait le vrombissement d'un moustique sonorisé par un mur d'enceintes.

Toorop se tapissait dans le sol tourbeux en essayant de devenir ce putain de massif d'arbustes qui le séparait de la machine. En sachant pertinemment que si le scanner du drone se focalisait dans sa direction, l'analyse thermographique dévoilerait illico la présence d'un animal de forme humanoïde derrière ce bosquet, et l'ordinateur de bord listerait en détail la nature des objets métalliques trimbalés par ledit humanoïde. Le groupe d'arbustes serait réduit en cendres dans la seconde, ainsi que tout ce qui se trouverait dans un cercle de dix mètres de rayon. Toorop savait que le détecteur volumétrique en rotation sur la tête de la machine pouvait enregistrer le moindre de ses mouvements, à cette distance c'était un miracle qu'il n'ait pas encore repéré sa respiration.

Le drone s'était calé en vol stationnaire au-dessus des restes fumants de la jument. Le vrombissement avait changé de tonalité, puis Toorop avait cru entendre comme un flux digital, un bruissement de binaire pur, il avait légèrement relevé les yeux de l'herbe rase, la machine faisait lentement demi-tour, en direction du plateau situé en contrebas, puis, avec un style de prédateur impeccable, elle se mit en route.

Toorop la suivit des yeux quelques instants, jusqu'à ce que le ciel tout entier s'embrase.
 

Un tonnerre pyrotechnique alluma des milliers de stroboscopes géants dans la nuit des montagnes. Des flèches rougeoyantes s'épanouirent en corolles de feu au-dessus du plateau.

Le camp était attaqué, répétait une voix stupide à l'intérieur de sa tête, alors qu'il se cramponnait à son arme, en essayant d'analyser la situation. On tirait sur le camp. Depuis toutes les montagnes alentour. Y compris celles dont il suivait la ligne de crête.

Les jets de lumière jaillissaient des ténèbres, s'abattant sur le camp comme des feux grégeois de l'âge atomique. Après les roquettes, les mortiers, ainsi que des pièces plus lourdes qui arasaient le bord du campement, réglant leur tir. Le napalm en danses de derviches enflammés. Nuées ardentes, fumées d'incendies et gaz fumigènes serpentaient maintenant au-dessus du plateau, dragons fantômes sous la lumière frénétique des fusées éclairantes. Dans un drôle de cinémascope saccadé, il avait vu la ligne de défense se faire hacher menu par des obus antiaériens de 30 mm et les tirs de mortiers. Puis des projectiles antichars étaient venus à bout des antiques T-55 kazakhs et russes, à demi enterrés aux quatre coins du plateau.

Très vite Toorop s'était rendu à l'évidence : ils étaient attaqués par des forces nombreuses, très bien entraînées et équipées, agissant de façon précise et coordonnée. Sûrement cette division chinoise venue du Tibet pour relever l'unité locale des gardes-frontières.

Toorop commençait à grimper en direction du sommet de la crête lorsqu'il entendit des voix gueuler quelque chose un peu au-dessus de lui, décalées d'environ cinquante mètres sur sa gauche, au nord, et à peine distinctes sous le fracas des arsenaux en chaleur.

Il y eut un bruit de pas sur la rocaille, des sons métalliques, des voix, à nouveau. Il vit passer quelques silhouettes et les suivit du regard jusqu'à un gros rocher plat en contrebas, où elles prirent position : deux mitrailleurs avec des M-60, une douzaine de mecs armés de zolias et d'AK-47, mais aussi de M-16, et deux gars qui trimbalaient une paire de mules chargées de munitions. L'un d'entre eux tira une fusée éclairante dans le ciel. La scène s'éclaira d'un vert phosphorescent. Ils portaient le bonnet traditionnel des Moudjahidin du coin.

Ce n'étaient pas des troufions de l'APL.

C'étaient des Ouïgours. Autrement dit : les miliciens du FLNO.

Le plateau où Shabazz avait implanté son QG était parfaitement protégé des Chinois par une longue série de montagnes situées en territoire kirghize. Il était protégé des Chinois, pas d'une armée de guérilleros concurrents connaissant parfaitement le terrain. De là où il dominait le spectacle, l'impression était saisissante ; on se serait cru à Sarajevo, depuis les pistes du mont Ingman, ou des collines serbes qui la cernaient. Des milliers de déflagrations orange et de foyers d'incendies qui riaient dans les ténèbres.

Toorop entendit alors le bruit des rotors, puis il vit apparaître au-dessus de lui une nuée de frelons noirs. Des hélicos Cobra AH, stocks de l'US Army, en masse, et plusieurs Super-Puma français remplis de fantassins. Le FLNO jetait toutes ses forces dans la bataille. C'était une guerre pour la suprématie totale, il n'y aurait pas de quartier.

Toorop plaça l'Aurora en bandoulière dans son dos, ajusta son sac de survie qui ne le quittait jamais, et le plus silencieusement possible commença à escalader la montagne.

Derrière lui, les jets de lumière dans le ciel créaient un Omnimax diabolique.

Le vieux mécanisme de l'instinct et de l'apprentissage émergea de l'huile de sa mémoire, son cerveau synthétisa en une fraction de seconde de vieux souvenirs datant d'une vingtaine d'années, lorsqu'ils avaient percé les lignes serbes au nord-ouest de Donje Vakuf, avec les forces spéciales de l'armée bosniaque et les Croates du HVO, puis établi la jonction avec les Crni Lubadovi, les "Cygnes Noirs "du Ve Corps qui traquaient les miliciens d'Arkan jour et nuit. Ils avaient passé des semaines dans les montagnes couvertes de forêts de la région, se nourrissant d'animaux et de fruits sauvages.

Toorop prit son inspiration et partit à l'assaut d'une ravine sablonneuse qui conduisait au versant opposé.

Il avança dans la nuit noire des montagnes kirghizes, et disparut comme un fantôme, aussi bien pour les soldats qui les peuplaient de bruits barbares, que pour sa propre conscience, qui se focalisa sur l'austère travail de la survivance.

 

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