2000 MANIACS
Un simple changement de date sur nos
calendriers a-t-il vraiment le pouvoir de
changer le monde dans lequel nous vivons ?
Cette question peut paraître
à première vue
complètement idiote : le changement
de date en question n'est-il pas la preuve
que le monde change constamment, aucun
arrêt du temps n'étant
envisageable, sauf arrêt brutal de
tout processus biologique, puisque
précisément le temps est une
réalité co-extensive du
vivant ?
A ce titre un changement de date,
même aussi connoté que celui
qui nous intéresse, ne peut
être considéré que
comme la représentation symbolique
et purement arbitraire d'un certain
découpage du temps, dimension sur
laquelle l'homme n'a aucune prise, et donc
comme un phénomène
secondaire qui ne résout aucun
problème majeur . Mais si on y
regarde d'un peu plus près,
à la lumière de certaines
des théories scientifiques les plus
récentes, la question peut
découvrir une profondeur
occultée par ces évidences.
Il convient en effet une bonne fois pour
toutes de bien prendre acte que nos faits
et gestes les plus symboliques, les moins
" matériels ", selon l'acception
usuelle du terme, sont
précisément les instruments
privilégiés que la nature a
placé dans les mains (je devrais
sans doute dire dans les cerveaux, quoique
cela ne soit évidemment pas
contradictoire) des mammifères
bipèdes que nous sommes, pour
transformer le monde dans lequel ils
vivent. Comme Karl Popper l'a si justement
découvert dès les
années 30 , en
révolutionnant du même coup
toute l'épistémologie
contemporaine, le monde des langages
symboliques, des théories, des
problèmes et des solutions
possède une existence en propre;
comme le Premier Monde de la
réalité physique, comme le
Second de la réalité
sensible, le Troisième Monde, le
Monde 3 de la Connaissance engendre une
phénoménologie qui lui est
spécifique, et surtout, ce
Troisième Monde possède la
particularité d'interagir avec
celui de la réalité
physique, grâce à cette
stupéfiante interface naturelle
qu'est le cerveau humain, là
où le Monde 2 de la
réalité sensible
individuelle prend corps ; Aussi peut-on
dire que dès les origines de
l'homme, un Troisième Monde,
virtuel, a-t-il été
inventé, produisant une
série de cataclysmes qui
changèrent en quelques
millénaires toute l'économie
générale des deux autres.
Comme Popper l'a si brillamment
démontré, le Monde 3 de la
"Connaissance Objective" est régi
par les mêmes grandes Lois
Fondamentales que ses
congénères, car ils
partagent le même Cosmos : cela
signifie par exemple que ce Monde Virtuel
subit comme les autres les tensions
propres au vivant, ce qu'on nomme
habituellement "sélection
naturelle" : aussi bizarre que cela
paraisse en effet, le monde des
théories et des idées, comme
celle de la Sélection Naturelle,
agit selon les préceptes de cette
même théorie . Aussi puis-je
maintenant aborder le centre de ma
réflexion , en m'appuyant sur ces
quelques idées simples : Comme
Popper l'avait compris, les
Théories n'appartiennent pas
à un univers Platonique,
préexistant et éternel,
immuable et transcendant. Car c'est dans
le plan d'immanence de l'homme, dans ses
productions faites pour définir et
régler des problèmes d'ordre
pratique que le Troisième Monde
surgit, et fait plus important encore, ce
n'est pas parce que l'homme le
crée, que ce monde virtuel n'en
possède pas pour autant sa propre
autonomie ; Popper cite en exemple
l'invention des nombres entiers et leur
suite infinie : Lorsque l'homme invente
les nombres, et les opérations
arithmétiques
élémentaires, il invente du
même coup la suite numérique
infinie des entiers, on peut toujours
faire + 1 à une suite de nombres.
Mais ce que l'homme ne fait pas, et qu'en
revanche la suite numérique
produit, par elle-même, en tant que
machine, c'est l'émergence en son
sein des nombres premiers, que l'homme
découvrira des millénaires
après avoir inventé les
entiers positifs. La même chose est
valable pour l'ensemble des
créations intellectuelles de
l'homme, telles les théories, ou
les utopies économiques. Qu'on le
veuille ou non, les théories
économiques sont des productions de
l'économie générale
du Monde 3, et elles sont bien souvent les
prédicats à la constitution
d'une nouvelle économie humaine
organisée. Et comme les autres
productions du Monde 3 (et des 2 autres)
elles obéissent à
l'implacable loi évolutionniste de
la sélection naturelle. La
"théorie" économique du
libéralisme marchand a plus de
trois siècles durant proposé
le modèle le plus fiable et le
mieux adapté à cette phase
de l'évolution humaine, aucun des
modèles alternatifs
proposés, "utopiques" ou
"réalistes" n'a vraiment pu
concurrencer avec elle. Comme Popper l'a
démontré avec succès
c'est précisément parce que
cette "Théorie" (devenue depuis
pratique collective et individuelle
planétaire) était aussi
celle à l'intérieur de
laquelle, ou plutôt aux marges de
laquelle allaient s'inventer
successivement la Théorie de la
Gravitation Universelle, la Théorie
de l'Evolution, puis la Physique Quantique
et Relativiste, la biochimie
moléculaire (la
génétique), et la
Théorie de l'Information.
Aujourd'hui, qu'on le veuille ou non,
c'est aux limites de ce même
"système" que de nouveaux
paradigmes surgissent, que de nouvelles
théories/pratiques émergent,
et que de nouveaux acteurs entrent en
scène. Il importe pour moi de les
éclairer sur leurs actions, car
qu'on ne se méprenne pas, le
rôle du philosophe est selon moi de
rendre perméable la
frontière biologique entre les 3
mondes, et d'ainsi proposer aux hommes
d'action, à ceux qui entreprennent,
et se lancent dans le brouillard opaque
qui recouvre notre univers, abusant nos
sens, quelques boîtes à
outils théoriques qui pourraient
leur permettre de ne pas réinventer
l'eau tiède, ni de tomber dans les
pièges que certains maîtres
anciens ont parfois déjoué
avec succès longtemps avant eux.
VERS UNE ANTHROPOLOGIE DES MACHINES
Il est de bon ton, je crois, dans
certaines écoles de management
américaines et européennes,
de faire lire Sun Tzu aux
étudiants, les vertus de son
enseignement ne sont en effet plus
à démontrer. Plus
ésotériques sembleraient les
références à
Nietzsche, Spinoza, Hume,
Héraclite, voire même Karl
Popper. Et que dire de Schrödinger,
de Niels Bohr ou d'Einstein ? Pourtant les
hommes d'action qui ont
décidé de se lancer dans
l'aventure économique, je veux dire
dans l'aventure de l'économie
générale du monde, quelqu'en
soit leurs motivations et leurs objectifs
doivent se pénétrer tout
entier que le Monde (au sens du Cosmos
unissant les Trois Mondes, et ceux que
nous découvrirons plus tard) n'est
plus prévisible, en tout cas plus
prévisible au sens qu'on donnait
encore à ce mot il n' y a pas si
longtemps ; ils doivent se
pénétrer de l'idée
que nos théories les plus
avancées, théories
appartenant toutes au Monde 3, telles la
Mécanique Quantique ou les
neurosciences, sont
précisément en train de
révolutionner les mondes respectifs
de la réalité physique et de
la réalité sensible de
l'homme. Jamais un siècle n'aura
rendu compte à ce point de
l'interaction explosive entre le monde de
la "pensée" et celui de la
biosphère. Car comme le savaient
les grands penseurs cités un peu
plus haut, il n'existe aucune connaissance
qui puisse se targuer d'être
innocente, inoffensive, et sans effets
imprévus ; toute connaissance
objective apportée au cerveau de
l'homme est en effet un acte de
prédation, un acte de survie, un
acte productif qui entraîne, comme
la Seconde Loi de la Thermodynamique le
spécifie, une consommation
équivalente d'énergie.
Les grandes machines instrumentales du
vingtième siècle que sont
les mégapoles et les corporations
multinationales doivent être lues
selon un filtre anthropologique
précis si on veut avoir une chance
de les comprendre, en tant que
surgissement évolutionniste, en
tant que création
spécifique, telle une clade dans un
embranchement biologique. Les grandes
machines instrumentales de notre
siècle sont les produits d'une
évolution historique qui remonte
sans doute aux premières grandes
machines que furent les civilisations
despotiques de l'Ecriture et de
l'Agriculture, 5000 avant notre
ère. C'est aujourd'hui un poncif
que de comparer ces grandes machines
pyramidales à des dinosaures et les
"petites" entreprises du "troisième
type" aux mammifères qui leur
glissaient entre les pattes, et
survécurent au grand cataclysme
d'il y a 65 millions d'années, et
qui donc leur étaient
"supérieurs" ou "mieux
adaptés". Ce faisant, on oublie un
peu vite de signaler que les grands
sauriens ne furent aucunement
annihilés par les- dits
mammifères, et que ceux-ci ne
doivent leur suprématie qu'à
un simple coup de chance, ou à une
occurrence particulièrement
positive pour eux d'un certain nombre
d'accidents. Est-on absolument sûr
que le surgissement des technologies de
l'information en réseaux, comme
Internet, soit le coup de grâce
porté aux vieilles machines
despotiques pyramidales, tel
l'astéroïde fatal du
Crétacé, et
représente du coup l'occasion pour
de nouvelles générations
d'entreprises non seulement
d'éclore, mais surtout d'assurer
leur survie, au moyen d'une
économie qui leur soit propre ? A
répondre trop vite par
l'affirmative, comme à une
évidence qui va de soi, on oublie
il me semble de prendre en compte
certaines données fondamentales du
"tri-monde" humain : comme le fait que les
théories du monde 3 ont une
incidence majeure sur le
développement individuel et
collectif des êtres humains, et donc
qu'en l'absence d'un cataclysme
théorique supérieur, c'est
la théorie marchande classique du
libre-échange qui continuera
d'être celle sur laquelle, on le
pressent déjà, se fondera
toute l'économie
générale du futur, y compris
via l'Internet. Pourtant les signes d'un
vieillissement de cette théorie,
d'un épuisement de son
modèle semblent à l'Ïuvre.
Non pas qu'elle soit fausse, bien au
contraire, c'est précisément
parce qu'elle est désormais en
mesure d'être réfutée
par ses propres productions, comme le
savait Popper, qu'on peut dire qu'elle
prouve, qu'elle a prouvé son
bien-fondé, provisoire il est vrai,
qui a permis au bout d'un temps, et d'un
"moment" thermodynamique particulier,
d'accoucher d'un processus marginal qui
vient synthétiser ce qui lui
succède. Mais le monde 3 n'est pas
un monde transcendantal planant au-dessus
de la tête des hommes, il est
précisément un des "
attracteurs étranges " du cerveau
humain, sa production la plus
élaborée. Si de nouvelles
générations veulent vraiment
se saisir de l'opportunité
symbolique offerte par le changement de
millénaire pour impulser un
changement global dans l'économie
générale du monde, elles ne
pourront faire l'impasse sur cette
donnée fondamentale : Aussi
imparfaites qu'elles soient les
"théories" sont des outils
darwiniens dont l'homme se sert pour
concevoir à son usage de nouveaux
biotopes, "artificiels" ceux-là,
des machines sociales, techniques,
spirituelles et scientifiques qui
procèdent selon un bricolage
permanent, comme toutes les productions de
la vie, et qui surtout, comme Deleuze et
Guattari l'avaient montré sont
constituées elles-mêmes
d'autres machines, les nouvelles machines
se servant souvent des rebuts, ou des
défauts des
précédentes, et se
connectant entre elles dans les
interstices dégagés par ces
dernières.
BIOTOPES METAPHYSIQUES
Il y a un peu plus d'un siècle,
le philosophe Friedrich Nietzsche
prophétisait la venue d'un nouveau
type d'hommes "synthétiques" pour
les décades qui lui
succéderaient. Son projet moral et
philosophique constituait à
préparer ce surgissement
cataclysmique par le "renversement" de
toutes les valeurs et l'injection d'une
haute dose de lucidité scientifique
dans l'analyse de leur
généalogie. Le cerveau de
Nietzsche ne put supporter longtemps le
feu de cette lumière toute
théorique, en 1889 il cessa
définitivement d'écrire, et
il mourut en 1900, sans avoir eut le temps
d'entrevoir si le dernier siècle du
deuxième millénaire allait
ou non accomplir sa "prophétie". Ce
projet, incompris en son temps, le fut
encore moins plus tard, lorsque le 20e
siècle entama sa course folle vers
les suicides de masse de 14-18 et de
39-45. Il le fut d'autant moins par
ceux-là mêmes qui se
targuèrent alors d'en être
les héritiersß, et moins
encore par tous les autres,
c'est-à-dire ceux qui s'y croyaient
opposés®, ce qui n'est pas peu
dire. Pour Nietzsche ces hommes
synthétiques du futur ne pourraient
être que des "artistes", car le
philosophe allemand avait pour
théorie que toute "civilisation" ne
pouvait se fonder que sur un acte
artistique, ainsi la Grèce
pré-socratique engendrée par
l'Ïuvre d'Homère (Naissance de la
Tragédie, 1872). Il importe ici de
souligner cette vision particulière
de l'artiste, et de son rôle dans la
société, tel que le
philosophe de Sils Maria l'envisageait : -
L'artiste doit être jugé
à son Ïuvre et exclusivement
à son Ïuvre ; - Un artiste ne
crée pour personne, et surtout pas
pour lui-même, il ne crée ni
pour le bien-être de la
société, ni pour celui des
individus qui la composent, tout artiste
crée pour un autre artiste, qu'il
ne rencontrera peut-être jamais,
sinon par son Ïuvre. - Toute Ïuvre d'art,
au sens d'Ïuvre d'art accomplie, est
porteuse d'un projet de civilisation ;
toute Ïuvre d'art en ce sens peut
bâtir un modèle culturel
pérenne, cela signifie que dans le
même temps elle est habilitée
à détruire les
modèles qui pourrait entraver sa
survie et son développement. Ainsi
tout Ïuvre d'art doit-elle être
comprise dans la perspective du Monde 3,
ce monde " virtuel " des théories
auquel elle appartient, et qui fonctionne
selon les règles de l'Evolution
Naturelle : les Ïuvres d'art sont
constamment engagées dans une lutte
incessante pour leur survie et leur
pérennité, elles sont des
entités vivantes, qui
coopèrent, rivalisent, commercent
et guerroient, s'influencent mutuellement,
se dévorent entre-elles, se
disloquent, se reforment, se pillent, se
violent, dans un fourmillement de
relations toujours plus
enchâssées, dans un
état de sampling permanent,
codage-décodage-surcodage-hypercodage,
déconstruction-reconstruction
d'anciennes formes, d'anciennes machines,
à l'intérieur de
synthèses nouvelles. Les
technologies de l'information en
réseaux semblent aujourd'hui
représenter cette synthèse
nouvelle, elles semblent en effet
porteuses de cette
"déterritorialisation" des flux
dont parlaient Deleuze et Guattari, mais
comme je le disais en préambule,
rien n'est moins sûr : la lutte pour
la vie ne s'appuie jamais sur des
règles pré-écrites,
selon lesquelles les bons et les innocents
gagnent à la fin, pour autant que
ces deux catégories "bon" et
"innocent" puissent de quelque
manière que ce soit être
attribuées au genre humain. Depuis
maintenant une dizaine d'années, un
certain nombre de benêts
multi-médiatiques proclament un peu
partout que les technologies de
l'information sont en train de forger une
nouvelle conscience mondiale par
l'intermédiaire d'une
révolution socio-technique sans
précédent. Sous couvert d'un
rationalisme technicien bon teint ces
néo-idéologues sont en
train, sans le savoir, d'inventer le
nihilisme du futur, un idéalisme
extrémiste recouvert de
moralité humanitaire, dont les
dégâts préliminaires
ont pu se faire jour à Waco, ou
dans l'affaire du Temple Solaire. Non,
définitivement non, il n'existe pas
d'autre monde, d'autre cosmos que ce monde
d'interfaces emboîtées,
Réalité Physique,
Réalité Sensible,
Réalité MétaphysiqueÉ
La "métaphysique" ne procède
pas d'un autre cosmos que celui-là.
Car toute métaphysique est un
"programme de recherches" pour le futur,
un cadre d'évaluation et de filtre
pour la Physique du futur. Qu'on ne fasse
pas d'illusions : Aucune civilisation
digne de ce nom n'a pu être produite
sans l'apport fondamental d'une
métaphysique spécifique,
donc sans un programme de recherches
esthétiques portant sur une
nouvelle définition de l'homme. Les
Egyptiens, les Grecs, les Juifs, les
Romains, les Chrétiens, les
Aztèques, les Chinois, les Arabes,
les Français, les
Américains, toutes les
civilisations se constituent sur une
métaphysique, et donc sur un projet
plastique dont l'homme est le moteur, tout
autant que le matériau. Aussi
Internet, et les autres technologies
rhizômiques de l'information ne
peuvent en aucun cas être
appréhendées comme ce Deus
Ex Machina, cet astéroïde
destructeur qui signa l'arrêt de
mort des méga sauriens, et permit
aux mammifères de prospérer
en toute "liberté". Car ces
technologies sont les productions les plus
élaborées du Monde 3
à un moment bien particulier de son
existence. Elles engendrent bien sûr
des mutations radicales dans le domaine de
nos réalités sensibles,
physiques et métaphysiques, mais
elles ne sont pas isolées des
interactions à l'Ïuvre entre ces
mondes, car elles sont avant toute chose
des productions du désir humain, et
sont donc sujettes aux fluctuations de ce
désir. C'est la raison pour
laquelle il faut considérer
Internet comme un nouveau biotope, un
biotope reproduisant à son
échelle et selon ses propres flux
les interactions spécifiques
à l'Ïuvre dans le programme
métaphysique évolutionniste
: en clair, un nouvel espace-temps vivant
où différentes
"Théories" auront à se
confronter, leur survie dépendant
de leur capacité à adapter
ce biotope à leurs productions,
tout autant que l'inverse. Car bien
sûr la seule question est, et a
toujours été : quel type de
civilisation les artistes du 21e
siècle vont-ils engendrer avec ces
technologies ? Et donc quels types
d'artistes, et quels types d'Ïuvres d'art,
auront survécu au passage du
millénaire.
GLOBAL CHANGE - LOCAL WARS
Les mutations à l'Ïuvre
aujourd'hui ne peuvent être
comprises que comme les résultats
des programmes métaphysiques
antérieurs, et en particulier des
programmes métaphysiques
représentés par la
Théorie Synthétique de
l'Evolution ou la Mécanique
Quantique. Car toute Physique
possède une métaphysique
manifeste, celle qui s'exprime de
façon objective,
rationalisée et consciente par la
bouche des scientifiques eux-mêmes,
et une métaphysique latente,
c'est-à-dire la nouvelle
frontière ainsi
déplacée aux marges du
nouveau système produit par
l'action des scientifiques. Nos actes
dépassent toujours de très
loin nos pensées, même, et
peut-être surtout les plus
réfléchies. Lorsque Planck,
Bohr, De Broglie, Born, Schrödinger,
Heisenberg, Dirac, Pauli et tous les
autres entreprennent cette
révolution théorique
cataclysmique qu'est la Mécanique
Quantique, ils sont à des
années-lumière d'envisager
que leur invention collective puisse un
jour servir à colporter des ragots
sur la vie sexuelle du Président
des Etats-Unis d'Amérique d'un bout
à l'autre du globe (il faut bien
comprendre que sans la Mécanique
Quantique, jamais le transistor, et
à fortiori les circuits
imprimés à haute
densité d'aujourd'hui n'auraient vu
le jour). Mais ce qu'Internet actualise
aujourd'hui dans le monde de la
réalité physique c'est non
seulement la Mécanique Quantique en
tant que Théorie, sous la forme des
microprocesseurs à
semi-conducteurs, mais aussi en tant que
programme métaphysique latent, soit
la production d'une nouvelle
frontière, d'une nouvelle
interface, d'un nouveau Monde qui vient se
superposer, ou plutôt se "connecter
"aux Trois Mondes
précédents, un
Quatrième Monde par lequel le Monde
de la réalité physique, le
Monde de la réalité sensible
et le Monde de la connaissance objective
s'interpénètrent, copulent,
dans un "état" de circulation
permanente, et toujours changeante,
toujours nourrie des flux
précédents, sans qu'aucune
fin, ni origine vraiment identifiable ne
puisse être localisée.
L'Eternel Retour de Nietzsche se voit
là ouvrir une porte sur un possible
: Internet et les autres technologies
connexes qui en découleront, car
nous n'en sommes qu'au début,
peuvent alors être gratifiées
de servir à un programme
métaphysique, donc
esthétique, dont le but, bien
sûr, ne peut être que de
produire le surgissement cataclysmique
théorique-artistique visant
à établir la civilisation
post-humaine du futur.
Aussi, un tel filtre nous permet de
mieux identifier la nature de la
falsification opérée par la
plupart des acteurs sociaux sur l'enjeu
véritable d'une technologie comme
Internet. Tous, artistes, institutions,
entreprises, "philosophes" participent
à ce gros mensonge plat, qui
consiste à vouloir nous faire
croire qu'Internet est un "espace"
numérique de diffusion
démocratique de l'information. Et
tous, dans un bel effet choral, de nous
chanter l'allégorie
millénariste désormais
incontournable concernant l'imminence d'un
bonheur uniformément partagé
par tous les êtres humains de cette
bonne vieille Terre. Le Pavillon
français de la Biennale de Venise
de cette année représente
selon moi le point crucial de cette
mystification, vue depuis notre petite
bourgade provinciale de l'Empire qu'est la
France, ou devrais-je dire Paris.
Mayonnaise consensuelle,
fédératrice, parfaitement
insipide et inodore, le projet de Fabrice
Ibert consistait tout simplement à
faire du Pavillon national un "plateau de
télévision" en continu,
vaguement relayé par Internet. Son
projet, appuyé par de nombreux
exemples de son talent artistique, comme
des photos au polaroïd de
lui-même faisant de la
balançoire dans un jardin public
(véridique), trouva le soutien
généreux de l'ensemble des
institutions impliquées dans la
Biennale, ainsi que de quelques
périodiques branchés Art
Contemporain. Pourtant, quiconque a de
près ou de loin jamais
approché un plateau de
télévision sait
pertinemment, pour peu qu'il soit pourvu
d'un minimum de sensibilité
artistique, qu'un tel dispositif est
proprement incapable de produire de l'art,
sauf en cas d'accident majeur venant
dérégler la machinerie bien
huilée. Pour Fabrice Ibert, la
dérégulation du programme
provenait de son continuel et absolu
contrôle sur le contenu visuel de
cette télévision, et d'un
dispositif lui permettant d'envoyer
à tout moment des images de type
pornographique dans la continuité
du flux d'images ainsi produit. Simple
mise en scène égotiste d'une
prétendue révolution
technologique dont tout prouve qu'elle n'a
nullement été comprise par
l'auteur de cette farce burlesque, si elle
ne confinait au pathétique, tant
elle démontre l'inanité des
discours actuels nous promettant un "monde
meilleur". Aussi, que personne ne se
méprenne : si de nouvelles formes
d'art sont à attendre d'une
technologie comme Internet, elles ne
pourront faire l'économie d'une
remise à plat de toutes leurs
théories et pratiques, de toute
leur physique et leur métaphysique.
De telles formes d'art surgiront
d'expériences esthétiques
dont le but ne pourra être autre que
la transformation radicale de toutes les
valeurs, qu'une synthèse
cataclysmique opérant entre divers
champs de connaissance et d'action
autrefois séparés, bref la
mise à la disposition de ce
Quatrième Monde encore embryonnaire
d'une machine théorique nomade, une
machine de guerre s'insinuant dans les
friches interstitielles
dégagées par la nouvelle
configuration des machines industrielles,
une machine aux confluents du
numérique et du biologique, une
neuro-machine virale, prédatrice,
prête à jouter avec les
biotopes concurrents pour la simple
beauté du geste,
c'est-à-dire pour se mesurer au
possible, et en faire du réel.
SYNCHRONICITES
Toute forme d'art visant à
établir un consensus ne peut
produire que des aberrations. Si on admet
que l'art est un des instruments
privilégié de la
Connaissance, alors on doit admettre qu'il
est un instrument de prédation, de
séparation, et de nutrition. Car
connaître implique l'action d'un
connaissant, c'est à dire d'un
petit morceau du monde se nourrissant d'un
autre petit morceau du monde. Tout forme
d'art accomplie, donc porteuse d'un
modèle civilisationnel, ne peut
dès lors se concevoir sans la
perte, l'abandon, voire la destruction
voluptueuse des modèles
antérieurs, ou concurrents. Il en
résulte que la recherche de
consensus sociaux, de modèles
fédérateurs assurant la
perpétuation des illusions
culturelles et des "idéaux"
métaphysiques du présent
(donc des théories physiques du
passé) n'entre en aucune mesure
dans le champ de compétences de
l'art. Les consensus socioculturels
correspondent au mieux à un
réglage d'opinions,
c'est-à-dire à
l'établissement d'une moyenne
statistiquement viable au sein d'une
profusion de clichés et
d'idées toutes faites, quand ce
n'est pas d'idéologies-en-kit. Ce
réglage statistique vise à
assurer la pérennité d'une
forme moyenne étrangement
considérée comme la plus
viable. Personne ne s'étonnera de
me voir considérer un tel projet
comme parfaitement inintéressant,
voir même néfaste pour
l'homme, car le but de l'art n'est pas de
proposer ce plus petit dénominateur
commun entre les hommes, mais au contraire
de formuler l'équation explosive
entre toutes, celle qui vise à
exprimer la forme de vie la plus haute. Au
consensus fédérateur nous
préférerons les
synthèses disjonctives et mutantes.
Aux linéarités historiques
les synchronicités dynamiques. A la
recherche de l'équilibre et du
"bonheur" nous substituerons la production
de tectoniques créatrices. Aux
morales idéalistes la biologie de
la connaissance. Aussi, peut-on en
être sûr : nous ne nous
contenterons plus longtemps encore d'
"installations " multimédias ou de
plateaux de télévision
"interactifs" pour nourrir cet
appétit d'expériences qui
réclament avant toute chose le
goût, et l'expertise du danger.
Paris, le
3 novembre 1998.
© Maurice G. Dantec
Merci à
Pagina et Philippe di Folco pour avoir
joué le jeu et partagé
l'info - "
Gentlemen, à charge de
revanche... "
|