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PREMIERS PRINCIPES DE
THERMODYNAMIQUE TRANSFICTIONNELLE
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Douze ans avant sa
mort, en 1888, Nietzsche avait
appelé de ses voeux la venue
d'hommes synthétiques, capables de
porter en eux tous les flux vitaux d'une
époque et de les retransfigurer
dans une oeuvre particulière. Je ne
saurais dire si cette espèce
d'hommes est en voie d'être
formée, où que ce soit dans
le monde, mais je peux poser en
préambule de cette première
considération que les conditions
historiques semblent réunies pour
faire du roman l'espace
privilégié d'un
réalisme synthétique,
capable, s'il en est encore temps, de
transmuter la littérature, afin
qu'elle survive au cours du prochain
siècle
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Le réalisme synthétique pourrait
dépasser le nihilisme littéraire
contemporain par l'acceptation du "monde tel qu'il
est", et surtout de ce vers quoi il tend, par
l'acceptation de sa terrible positivité,
dans toutes ses directions, chacune de ses
dimensions; c'est à partir de cette
acceptation critique métamorale de
l'économie générale de
l'humanité, comme disait Nietzsche, que le
roman pourrait alors se re-dresser afin de
surmonter la double impasse (nouée
dialectiquement par ces raseurs de dialecticiens
eux-mêmes) dans laquelle la
littérature française notamment s'est
laissée piéger, celle qui "oppose",
ou "articule" le naturalisme d'une part, et le
nouveau roman d'autre part, ou plutôt ses
avatars néo-bourgeois ( nous reviendrons
à l'occasion là-dessus). Soit le
romantisme social, versus le romantisme
formel.
Le naturalisme social, et ses divers
sous-ordres, y compris le roman policier
"traditionnel", ne sont plus en effet que des jeux
formels, s'ils ont jamais été autre
chose que ça. La narration dite
"réaliste" ou "classique" est depuis
longtemps contaminée par des souches
mutantes venant d'autres territoires, historiques,
géographiques, littéraires,
scientifiques. Depuis longtemps, les romanciers
français qui se piquent de narration
"objective" et de "réalisme social"
utilisent des formules venues du cinéma,
quand ce n'est pas de la télévision.
Formules recyclées bien avant eux par les
romanciers américains des années
1930-40, notamment les auteurs de romans noirs.
Mais cette contamination transfictionnelle
n'étant pas assumée, puis que
totalement hors de vue des écrivains
nationaux, elle débouche sur la platitude et
l'absurde involontaire. Il n'est pas rare de voir
des auteurs faire du troisième degré
sans le savoir, comme monsieur Jourdain de la
poésie. Des dialogues qu'on voudrait
forgés dans le feu du réel
apparaissent alors comme des constructions
artificielles de nième
génération qui flirtent avec le
génie kitsch des plus mauvais sit-coms.
Le roman moderne auto-subjectif français
(comme on dit auto-suggestif) est depuis trente ans
la risée de tous ceux qui par le monde, se
piquent encore d'attendre quelque chose de la
littérature. Il peut être source de
dégout, voire de honte, lorsqu'on a eu le
malheur de naître sur ce vieil hexagone. la
re-modélisation infinie des mêmes
patterns pillés dans le glorieux fonds de
catalogue des lettres françaises conduit
à l'effet inverse que celui attendu par ses
épigones. L'épuisement total de la
forme classique (NRF), ou néo-classique
(Minuit), par ceux-là mêmes qui se
targuent de les faire vivre est à l'image du
pays tout entier, et qui pourrait s'en
étonner? Pour qu'une forme vive, il faut
qu'elle se développe, il faut donc qu'elle
se dépasse. Pire encore, le roman noir
français s'est à son tour
positionné comme la nouvelle
littérature humanitaire, on se croirait au
mieux dans Docteur Justice, les lecteurs de
Pif-Gadget comprendront, satisfaisant ainsi
les militants théologiens de la
libération de Télérama
comme les laïcs antilibéraux du
Monde Diplomatique. Mais en évitant
de ce fait la confrontation avec la REALITE, en
tant que PROCESSUS EVOLUTIONNISTE.
Une machine de troisième
espèce
A toutes ces formes de clonage
dégénerescent et inavoué nous
voudrions substituer une mutation
déterministe, faire de la littérature
une véritable machine de troisième
espèce. Une machine cyborg et
constructiviste en connection avec les forces dans
l'homme: un code génétique mental.
Nous voulons décrire les "sentiments" par
leur dynamique neurologique spécifique, nous
voulons décrire la machine humaine sous le
regard digital d'une machine à
résonance magnétique, ou d'un
microscope à effet tunnel. Ce qui pourrait
nous intéresser dans une gorgée de
bière consisterait à retracer la
circulation des molécules d'alcool dans le
métabolisme, et en particulier le
métabolisme cérébral,
jusqu'à l'excitation d'endorphines
spécifiques. Mais à ce titre,
convenons-en, nous avons désormais à
notre disposition des molécules bien plus
intéressantes que l'alcool produit par la
levure de bière.
Qu'il s'agisse du roman d'imagination à
dimension historique, du roman naturaliste à
vocation sociale, ou du roman ìmoderne"
psychologique auto-subjectif, toutes ces formes
sont désormais mortes, comme
l"idéalisme béat dont elles sont le
symptome, tout autant que le virus.
Pourquoi ?
Parce qu'elles sont, pour paraphraser
Nietzsche encore une fois, les formes ultimes du
nihilisme contemporain. En tant que telles, elle
procèdent d'une généalogie
propre qu'on peut résumer en quelques
étapes fondamentales: elles nient d'abord le
monde en tant que valeur, en tant que processus
cosmique métamoral puis lui dénient
toute matérialité, toute existence,
pour la simple et unique raison qu'elles
considerent comme impure la VIE, avec ses
"imperfections", la mort, en premier lieu, puis la
souffrance, la compétition, les paradoxes
créatifs et cruels, mais aussi tout ce qui
ne tient pas dans l'étroitesse de leur
conception dialectique de l'homme, du monde, et de
Dieu lui-même. Dans sa version actuelle, le
monde humain tel qu'il est, dans sa
réalité biologique et
économique, est considéré
comme "mauvais", parce qu'inégalitaire,
mondialisateur, et destructeur. Mais c'est
précisément parce que l'homme est une
catastrophe qu'il nous intéresse.C'est
précisément pour cela qu'il est
humain. Le programme expansionniste de la vie se
moque éperdument de nos
considérations morales. Un, l'homme est un
super-prédateur à l'échelle
bio-historique. Un tel être ne peut
naître que d'un cataclysme, il est le
cataclysme. Deux, s'il domine relativement
aisément la biosphère animale dont il
est issu, il doit cependant perdre de sa superbe,
il n'est certainement qu'une microvariable
statistique dans le colossal chantier cosmique, et
une microvariable plus ou moins
répétable. Nous devons nous persuader
une bonne fois pour toutes que des globes
terrestres analogues au nôtre tournent, ont
tourné, tourneront autour de millions
d'autres étoiles, comme une des composantes
du chantier galactique, nous devons
impérativement admettre comme données
de base qu'un globe de notre taille, orbitant
autour d'un soleil du même ordre de grandeur,
à une distance à peu près
équivalente, et contingenté par
à peu près les mêmes conditions
initiales engendre très probablement une
biosphére créant de la vie
prébiotique, puis végétale,
animale, sociale, puis post-planétaire, avec
un taux de probabilité décroissant,
mais qui reste notable à l'arrivée.
C'est une question de pure statistique, car le Dieu
Big-Bang, appelons le comme ça, travaille
avec des nombres inommables, alignant des dizaines
de zéros. L'homme, en tant qu'espèce
particuliere de ce globe-ci, avec son histoire
propre, est bien évidemment unique, mais le
chantier cosmique possède en stock des
milliards d'autres possibilités, sur des
milliards d'autres globes terrestres
disséminés parmi les 10000 milliards
de galaxies de la seule région observable.
Multipliez le tout par 100 milliards
d'étoiles en moyenne pour chaque galaxie, la
microvariable Homo Sapiens Made On Earth devient
d'une préciosité ridicule. Trois,
c'est précisément parce qu'il
recèle désormais les
possibilités de détruire le monde qu
'il lui devient concevable d'en créer de
toutes pièces, ou de le quitter pour les
froids espaces intersidéraux. La
mondialisation, la dissolution des
frontières nationales, la communautarisation
des modes de vie et de l'expérience sociale
vécue comme appendice de la technologie,
bref le tribalisme-fétichisme du capital
marchand de troisième espèce ne
conduit certes pas au paradis socialiste
égalitaire mais à la formation de
nouvelles frontières, de nouveaux empires,
de nouvelles baronnies, de nouvelles ligues
hanséatiques, de nouvelles micro-tribus et
de nouveaux modes de production tous concurrents
les uns des autres selon les règles de la
thermodynamique historique humaine,
c'est-à-dire, et pour un mettre un terme
à la querelle sur le darwinisme social,
celles qui sous-tendent un mode de
développement évolutionniste
(c'est-à-dire à la fois chaotique et
déterministe) dans lequel coopération
et compétition sont tellement
imbriquées l'une dans l'autre, que ce n'est
que pure vue de l'esprit, pur idéalisme, que
de concevoir l'une et l'autre comme des ethos
séparés et antagonistes. L'onde et la
particule ne sont que deux manières de lire
différemment le même
évènement. Egoïsme et altruisme
doivent être considérées
pareillement. Cruauté et compassion suivront
dans la seconde. Bien et Mal ne sont donc pas, en
toute certitude, des valeurs binaires,
antinomiques, nouées par l'illusion
dialecticienne, mais des degrés variants,
des moments cinétiques particuliers de la
biopolitique humaine. A nous, écrivains, de
savoir les retranscrire comme tels.
Un nouveau nouveau roman ?
Qu'est ce que cette reflexion est
susceptible de nous apprendre sur les regles d'un
"nouveau nouveau roman" contemporain qui serait
à inventer? Tout d'abord, posons nous la
question, cela est-il possible, et en second lieu,
cela est-il même nécessaire?
L'épuisement des formes en cours en cette
fin de siècle est tout bonnement
époustouflant. Jamais sans doute aucune
civilisation n'a produit un tel nihilisme, signe
d'épuisement d'une forme et d'une culture,
et comme Nietzsche encore une fois l'avait compris,
c'est au moment d'un puissant mouvement de
civilisation, le XXeme siècle et ses
innovations techniques en cascade en ce qui nous
concerne, qu'un tel nihilisme peut apparaitre. A
tel point que, comme un autre nihilisme avant lui -
le nihilisme chrétien - le nihilisme
moderne, contre-action aux valeurs de la
société capitaliste
pré-mondiale, est depuis longtemps
épuisé, et que le nihilisme
post-moderne de la civilisation planétaire
(l'écolo-humanitarisme et ses versions
new-age) est mort-né dans le bourbier des
Balkans et du Rwanda, de l'OTS et de Heaven's Gate.
Comme Nietzsche l'avait pressenti, au bout
d'un moment, les diverses formes de nihilisme,
c'est-à-dire d'idéalisme, se seront
épuisées dans leur stérile
combat contre la positivité du monde, du
seul monde vrai, celui de la géopolitique et
des techniques, celui de la complexe
mathématique du darwinisme historique, celui
du processus bio-cosmique, dans lequel
l'humanité n'est sans doute qu'une
péripétie.
Or, précisément, cette
civilisation planétaire
évolutionniste montre chaque jour
qu'à l'évidence, la démocratie
nationale comme mode de gouvernement,
c'est-à-dire de navigation, selon
l'étymologie, est dépassée,
qu'elle n'était qu'une étape, une
expérience particulière, avec ses
propres limites: quand on prétend à
l'universel, comment s'étonner d'être
dépassé une fois le but atteint?
Que peut faire le roman contre cet
état de chose?
Justement, surtout il n'a rien à
faire. Rien contre. Ni rien pour. Et tout avec. Le
roman du XXIeme siècle sera lui aussi un
produit de laboratoire, une arme virale, un
processeur particulier chargé de traquer la
présence active du verbe dans cette
économie générale, largement
symbolique. Il aura a démêler les
réseaux secrets de la biologie et du social,
il devra envisager le cerveau et le psychisme qui
le conçoit et l'écrit comme un
continuum à explorer en vue de se nourrir
plus avidement encore du monde, il devra envisager
la Connaissance, et le chaos historique humain
selon un point de vue métamoral, comme
l'attribut divin nécessaire pour que l'homme
puisse inventer Dieu. La parabole de Nietszche sur
la Genèse rejoint fort bizarrement, pour un
athée tel que lui, certaines inspirations de
la Kabbale, ou des Gnostiques: Si Dieu a
créé toutes chose, Il a aussi
créé le Serpent, et s'Il vit en
toutes chose, Il vit aussi dans le Serpent, qui est
Sa créature, c'est Dieu, donc, qui s'est
glissé dans la peau du Serpent pour "tenter"
la femme, et ainsi porter la Pomme jusqu'aux
lèvres d'Adam.Cela faisait partie des
nécessités propres aux lois
matérielles du Monde, comme l'image la plus
terrible que tout idéaliste ne peut
concevoir sans se mettre à trembler: que la
Connaissance et le Mal ( le Mal selon les
prêtres et leurs imitateurs
idéalistes), c-à-d la
sexualité, donc la séduction,
l'ambition personnelle, donc l'initiative
historique, la maitrise du verbe, donc les
sciences, tout cela donc puisse procéder de
cet Appétit divin, de cet instinct de
nutrition, de vampirisme absolu, devrai-je dire,
dont est dotée la conscience, cet Arbre de
la Connaissance qui ressemble plus à une
pieuvre omnivore insatiable qu'à un Sapin de
Noèl.
Pendant plus de 1500 ans, les
prêtres nihilistes chrétiens ont tout
fait pour endiguer le flot évolutionniste
historique, au point, alors que le chritianisme
était vaincu, en pleine Renaissance, de
provoquer, par la décadence des moeurs
papales, la création de ce qui allait le
détruire, donc le sauver, soit Luther, la
Réforme qui "modernisa", adapta le
christianisme aux nouvelles donnes
socio-économiques, en propageant par le
livre imprimé, véritable virus pour
l'époque, un torrent de haine
prophétique qui déchaina un
siècle et demi de guerres de religion dans
toute l'Europe, permettant une nouvelle fois
à Rome d'empêcher l'unité
politique du continent et d'assurer son emprise sur
le cône sud, l'hémisphere latin
pourrait-on dire, France y compris.Pour notre
perte, à nous autres Français, et
à nous tous Européens.
Avec le protestantisme, qui s'accaparra
pendant trois siècles la vague d'innovations
techniques née de la Renaissance pour
produire la révolution industrielle en
Europe du Nord, le nihilisme chrétien trouve
un second souffle, mais qui s'éteint en fait
assez rapidement: dès lors que
l'évolution socio-technique de
l'humanité explore les limites de l'humain,
de Darwin à Freud, en passant par Pasteur,
le christianisme industrieux des fourmis
luthériennes et calvinistes produit sa
morale nihiliste ultime, l'idéalisme
philosophique néo-platonicien des Hegel,
Kant, et Schopenhauer, ou celui des utilitaristes
anglais. Cette 'morale' nihiliste
sécularisée par les bourgeoisieS
européennes de lîaprès Napoleon
est le cadeau le plus empoisonné que
légua le christianisme avant de
s'éteindre, plus ou moins
définitivement, dans l'effondrement
général de 1914-1918.
Le socialisme égalitaire et ses divers
avatars, formes ultimes de l'idéalisme
Hégelien post-chrétien, les
nihilismes modernes, étaient alors
mûrs pour prendre la relève,
entrainant les régressions et les ruines que
l'on connait, tout au long du siècle. Puis,
durant la décennie des années 1980,
le sauve-qui-peut individuel devant
l'inéluctable, la fin des utopies bidons,
avec tous les réflexes de défense
identititaires créé par le vide
soudain, la course au fric et aux honneurs comme
simple variante du repli réactionnaire
général, allaient
définitivement brouiller les cartes. La
mondialisation de l'économie historique
(c-à-d le capitalisme planétaire
post-chrétien) y produit son ultime avatar
nihiliste, un mélange syncrétique de
christianisme communiste primitif, de bouddhisme et
d'écologie humanitaire, nommé
new-age, et qui conduit la recherche
idéaliste de la vérité
jusqu'à son point ultime: le suicide, ou
l'extermination de masse. La décennie
suivante se chargera d'en fournir les preuves.
Le roman du XXIeme siècle doit donc
partir du constat suivant: Les anciennes
dialectiques, Bien/Mal, Humain/Inhumain,
Bienveillant/Cruel, Beau/Laid, Esprit/Matiere,
Naturel/Artificiel, Art/Science,
Fiction/Information, Individu/Multiplicité,
Cosmique/Social, Technologie/Biologie, sont
désormais dissoutes par le monisme de
puissance pure qui s'agite sous les séismes
en cascade que produit l'ajustement historique en
cours. Le cerveau, le code génétique,
les processus de cognition envisagés selon
des modèles évolutionnistes en oeuvre
dans le processus de création
littéraire même, mais surtout comme
nouvelles limites de la "nature humaine", voila ce
que la littérature du XXIeme siècle
doit être en mesure de (re)produire. Cette
littérature doit au préalable
s'appuyer sur une phase indispensable à son
développement dans un monde en mutation
rapide :
- Etre elle-meme un facteur de mutation. Et donc
se reposer sur une transmutation des valeurs.
- Accepter le monde issu du XXeme siècle
comme une expérience globale, dans laquelle
l'économie générale et les
crises nihilistes cataclysmiques
subséquentes ont engendré des
psychoses idéalistes en tant que
systèmes de gouvernement, ou comme cultures
de masse.
- Prendre la culture du XXeme siècle
là où elle se trouve. Ce monde du
XXeme siècle a produit sa littérature
dans le feu atomique et la suprématie de la
technique, on n'en trouve pas trace dans les
académies du bon goût et de l'art
moderne officiel. Roman noir, science-fiction,
culture underground, c'est de ces marges qu'il
faudra partir pour construire le roman du futur,
une machine littéraire synthétique,
capable de croiser, au sens
génétique, le thriller,
l'anticipation, le roman criminel, le roman
d'initiation philosophique, le journalisme de
guerre, l'experimentation
psychédélique, le roman d'aventure,
de voyage, d'espionnage sans s'effrayer de
privilégier le panoramique au point de vue,
sans complexe vis-à-vis des nouvelles
technologies, des nouveaux langages, des nouvelles
catastrophes.
Une telle production littéraire ne doit
plus avoir peur d'affronter le monde sur son
terrain, en prédatrice. Elle doit pour cela
se concevoir elle-même comme
expérience de laboratoire, comme programme
de recherche, comme télémanipulation
du lecteur conçue scientifiquement, avec
l'appui et la complicité des universitaires,
avec archivage en temps réel de
l'expérience sur camescope numérique,
avec un appareil de note parallèle à
l'écriture du roman et disponible quasiment
en temps réel sur le réseau, Cette
production littéraire devra se
considérer comme une arme de pointe
chargée de bouleverser notre perception du
monde, en y transmutant toutes les valeurs, en
créant pour l'époque rien moins
qu'une monstruosité esthétique, mais
une monstruosité faite pour le siècle
à venir, une être multiple,
mutagène, porteur de tous les dangers.
Une littérature qui ne prendrait pas en
compte ce que l'on sait maintenant du langage, des
structures du cerveau humain, de la vie, de l'ADN,
des quasars, qui ne s'intéresserait pas
à la tectonique propre à la
géopolitique, aux grandes masses
économiques et aux mutations techniques,
ainsi qu'aux complexes formes sociales que sont les
religions, les communautés plus ou moins
secrètes et leurs
cryptages/décryptages spécifiques de
la réalité, bref une fiction qui ne
se poserait pas d'emblée en
méta-fiction, une science-fiction qui
n'oserait pas devenir science de la fiction, une
transe littéraire qui ne se constituerait
pas comme objet et comme matrice
trans-fictionnelle, une fiction qui
hésiterait encore à englober toutes
les dimensions de l'humain, et toutes les fictions
produites par l'homme, comme carburant d'un
processus nutritif/digestif propre à chaque
oeuvre et à chaque auteur, bref une telle
littérature aurait peu de chance de passer
la barrière du prochain siècle,
autrement que par des modèles clonés
parfaitement inoffensifs et adaptés aux
patterns du marché.
Tout ce que le XXeme siècle a produit
comme discours, styles narratifs et fictions entre
dans le champ de la littérature. Tout ce que
l'homme produit à chaque seconde, ses
pensées ou sa merde, ses bombes H ou ses
lymphocytes, ses oeuvres d'art ou ses crimes, entre
dans le champ de la littérature. Tout ce que
la science dissout d'idéalisme, cette
dissolution même des voiles d'illusion
occultant le réèl, voilà de
quoi nourrir une nouvelle littérature, avide
de sensations nouvelles, tout autant que de savoirs
anciens.
Nous ne sommes pas une avant-garde
Nous refusons le terme avant-garde pour
toutes les bonnes raisons, qui ne manquent certes
pas. Les énumérer prendrait une place
trop importante pour l'espace restant à
cette première conclusion. On pourrait les
synthétiser cependant par quelques concepts.
Nous sommes évolutionnistes. Mais nous ne
croyons pas à une téléologie
naturelle qui tire l'histoire des hommes vers le
meilleur, ni uniformément vers le
progrès culturel, technique et social, les
phases de régression sont légion dans
l'histoire et elles ont parfois sabré en
pleine jeunesse des civilisations brillantes qui
auraient pu faire "progresser" l'humanité
bien plus vite. Une civilisation médiocre
peut tout-fait l'emporter sur un modèle plus
avancé, rien n'est jamais
pré-écrit dans l'histoire. Au
contraire, si jamais histoire il y a, c'est bien
par une ré-écriture constante de tout
le processus, comme si une partie du texte
s'obstinait à vouloir rester illisible.
Toutes les sociétés, même
les plus brillantes sont tributaires de leurs
programmes grégaires. L'ordre social,
où qu'il soit, quelqu'il soit, demande
stabilité, et donc conservation, au sens
strict de la survie, c'est-à-cela
précisément que sert la
communauté sociale, elle permet la
mémoire, donc le passé, et donc
transforme le présent en passé de
l'avenir. Cela demande un ensemble cohérent
de techniques de prédiction et de production
au sein de ce temps spatialisé de l'homme
moderne, qui trouve ses origines chez les Grecs.
Soyons donc bien clairs encore une fois. Une telle
fiction, méta-romanesque, peut s'abreuver
d'Héraclite et de Démocrite tout
autant que de Bergson, de Nietszche ou de Karl
Popper. Elle ne doit pas avoir peur d'affronter
sereinement les sociologies universitaires qui
abreuvent la réalité de leurs propres
fictions statistiques, ou sophistiques. Une telle
littérature peut allègrement se
nourrir de toute la pop-culture du XXeme
siècle, y compris et surtout dans la
matière même des sous-genres "mineurs"
ou "para"littéraires tels que le roman
d'anticipation ou de fiction scientifique, le roman
noir, le thriller, le polar, l'espionnage, le
récit de guerre, de voyages, d'aventure; le
psycho-roman introspectif sera lui aussi
jeté dans le grand Broyeur de la Nouvelle
Synthèse Sub-Réaliste, mais aussi les
flux d'informations journalistiques, le
télécripteur incessant de
l'environnement de l'homme moderne du XXieme
siècle.
Enfin et pour terminer, sa propre production,
son processus même pourra être l'objet
d'autres productions, concommitantes, et
interagissantes, comme à l'intérieur
d'un réseau vivant, en continuel
développement. Pour résumer, se
pourrait-t-il que la littérature puisse
montrer ainsi, par un bricolage en forme de
réseaux, comment fonctionne la matrice
même sa sa production, à savoir le
cerveau humain ?
Si la littérature doit s'engager
sur quelque chose c'est bien cela. Le tout bien
sûr ne se résumera pas à
trouver de brillantes métaphores
inspirées peu ou prou de telle ou telle
science, ou telle ou telle instrumentattion
technique, pas plus qu'à simplement
générer des modules de jeux formels
plus ou moins mathématiques dans lesquels
des abaques stylistiques passeraient en revue le
champ couvert par la littérature des 1500
dernières années. Non, c'est une
GENETIQUE spécifique qu'il s'agit
d'élaborer, et voilà pourquoi nous ne
sommes pas, nous ne pouvons pas être une
avant-garde. Un être vivant n'est jamais
l'avant-garde de rien d'autre que de sa propre
existence, il n'est même pas celle de ses
propres enfants. Chaque expéreience
individuelle est unique. Et pourtant le monde est
très souvent médiocre.
Nous ne somme donc pas une école,
comme les Romantiques, un mouvement, comme les
Surréalistes, ni une structure scholastique
comme la Pataphysique, ni même une revue
littéraire, comme Perpendiculaire.
Tout au plus pouvons-nous nous considérer
comme un programme de recherche, un laboratoire, un
pur devenir.
Montréal, le 1er mai 1999 Copyright
Maurice G. Dantec
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MAURICE
DANTEC
Bibliographie
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Chez Gallimard :
La Sirène rouge , La Noire,
1999
Les racines du mal, Série
noire, 1995
Babylon Babies, La Noire, 1999
|
Autre essai disponible :
Millenium Machines
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