Spécial Dédicace
:
À Jeremy Narby, pour ses
études sur l'ADN et les rites chamaniques
(cf. Le Serpent cosmique, éditions Georg,
1995), à Mary Barnes et au docteur Joseph
Berke, pour Mary Barnes, voyage à travers la
folie (Points-Seuil, 1971), à Richard
Pinhas, à Gilles Deleuze, à Norman
Spinrad et au groupe Heldon pour la
Schizosphère Expérience, merci
à Pain Teens, Prodigy, Portishead,
Björk, Death In Vegas, Headrillaz, Crustation,
Primal Scream, NIN, Fluke, Aphex Twins, Massive
Attack, Garbage, Foetus et PJ Harvey, merci aussi
à NOII, Kmar, Thierry, Spagg et les autres,
merci à Spicy Box, merci à Nirvanet
-Marie-France, Christian et Shanti -, merci
à François D., à Martine V.,
à Myriam, Jacques et Tristan -ils savent
pourquoi -, merci à Lucio pour le "Paradis-B
", merci à Yannick B., merci à
Antonin, Flo, Mike, Julie, DJ Endless et les
résidents du 10 Ontario Building, merci
à Donna Haraway pour The Cyborg Manifesto et
à l'équipe du Cyborg Handbook,
éditions Routledge (New York), merci
à Salomon Resnik pour ses études sur
l'"expérience psychotique ", à
l'équipe du docteur Ian Wilmut, pour Dolly,
à celle du Princeton Experiment Advanced
Laboratory pour les interactions quantiques
homme-machine, merci aux Perpendiculaires, merci
à la Série Noire, merci à
Philip K. Dick, merci à la Raynal Family,
merci à Michel Goldman pour ses
précieux conseils, merci à Riton V.
et à Thierry B., merci à Christian
M., merci à Éric L., merci aux filles
: Suzanne R., Nancy R., Adriana, Patricia, merci
à ma súur Monique, merci à
Sylvie, merci à Éva, merci à
Montréal et à toute la
gang.
À Eva, à mon
père, à ma mère, et aux
enfants du futur.
L'apparition de la conscience dans
le règne animal est peut-être un aussi
gra nd mystère que l'origine de la vie
même. Cependant, il faut bien supposer,
quoique cela pose un problème
impénétrable, qu'il y a bien
là un effet de l'évolution, un
produit de la sélection
naturelle.
Karl Popper
This world is not conclusion. A
species stands beyond -Invisible, as Music -But
positive, as Sound -EMILY DICKINSON
Première partie
Celui qui cherche et qui
détruit
Et, de même que l'eau n'a pas
de forme stable, il n'existe pas dans la guerre de
conditions permanentes.
Sun
Tzu
1
Vivre était donc une
expérience incroyable, où le plus
beau jour de votre existence pouvait
s'avérer le dernier, où coucher avec
la mort vous garantissait de voir le matin suivant,
et où quelques règles d'or
s'imposaient avec constance : ne jamais marcher
dans le sens du vent, ne jamais tourner le dos
à une fenêtre, ne jamais dormir deux
fois de suite au même endroit, rester
toujours dans l'axe du soleil, n'avoir confiance en
rien ni en personne, suspendre son souffle avec la
perfection du mort vivant à l'instant de
libérer le métal salvateur. Quelques
variables pouvaient à l'occasion s'y
glisser, la position du soleil dans le ciel, le
temps qu'il faisait, et à qui on avait
affaire.
De
là où il se trouvait, accroupi au
sommet du talus qui longeait le sentier, Toorop
surplombait sa victime. À l'ouest, le soleil
baissait sur l'horizon, laquant d'un jaune orange
volcanique la terre ocre du haut Sin-kiang. L'air
était sec, encore vibrant de la chaleur
accumulée pendant toute la journée,
et d'une pureté irréelle.
C'était le temps idéal pour tuer
quelqu'un.
Un
vent frais soufflait de l'est, en provenance des
terres basses, le grand désert du
Takla-Makan, un mot ouïgour qui signifie "le
lieu où vous entrez mais d'où vous ne
sortez pas ". Torride à l'origine, ici,
à deux mille mètres d'altitude, l'air
était coupant comme la lame d'une
baïonnette. Quand le soleil aurait disparu
derrière les sommets blindés à
la neige éternelle, il deviendrait glacial
en moins de temps qu'il n'en faut pour prendre une
inspiration, ou relâcher son dernier
souffle.
L'homme était allongé
sur le dos. Un bras tendu à la
perpendiculaire était venu s'échouer
sur un petit massif de chardons, l'autre
était replié sous lui. Il
était encore vivant, ce n'était pas
son jour de chance. Chacune de ses respirations
produisait un tressaillement réflexe de ses
muscles, et un râle épuisé
sortait par intermittence de sa bouche pleine de
sang. Toorop lui donnait quelques minutes de
sursis, tout au plus, des minutes qui lui
paraîtraient des heures. La balle de 12,7 mm
avait pénétré la structure
biologique en diagonale, à la hauteur du
foie, mais Toorop savait qu'elle avait pu se loger
jusque dans le cervelet, l'artère
fémorale, ou un organe bien plus sensible
encore.
Le
visage du jeune mec exposait comme un
révélateur chimique
l'étonnement de cette vie tranchée
vicieusement par un projectile fou qui
s'était retourné sur lui-même
à l'impact, avant de zigzaguer en tous sens
à l'intérieur du corps ;
l'énergie de ce genre de munitions se
diffuse avec une telle intensité qu'en plus
des traumatismes physiologiques, l'onde de choc
provoque de graves commotions nerveuses. Un beau
visage mandchou, vingt ans, pas plus, les yeux
vitreux s'interrogeant pour toujours sur la
fragilité de l'existence face au
métal de la douleur.
Toorop se souvint de l'aphorisme du
Yi-qing servant de référence au
quatorzième des Trente-Six
Stratagèmes : "Ce n'est pas moi qui
réclame le concours du naïf, c'est lui
qui se livre à moi ". Le stratagème
numéro 14 s'intitulait curieusement
"Redonner vie à un cadavre "et disait ceci
:
Celui qui peut encore agir pour son
propre compte ne se laisse pas
utiliser.
Celui qui ne peut plus rien faire
suppliera qu'on l'utilise.
Se servir de celui qui ne sert plus
à rien pour servir nos fins.
Un
sermon pas plus obscur qu'un autre vu les
circonstances. Et l'homme qui agonisait avait bien
servi ses fins. Toorop descendit du talus en
sachant déjà ce qu'il convenait de
faire.
Trois jeunes busards venaient de se
poser en croassant près du corps, et sans
lui prêter la moindre attention entreprirent
de fourrager dans la vareuse vert olive, forant le
tissu d'un seul coup acéré pour
remonter un morceau de viande sanguinolente qu'ils
engloutissaient d'un mouvement saccadé de la
tête. Toorop vit nettement le geste
réflexe, ultime, de l'homme condamné
qui tentait de reculer l'échéance. Un
frémissement de sa carcasse, une main
tremblante qui chercha en vain à se soulever
de terre et qui y griffonna comme un message
illisible. Toorop put détailler un instant
le processus naturel à l'úuvre, son
regard ne cherchait même pas à
éviter la rosace de sang qui
s'étoilait sur l'abdomen du soldat,
là où les oiseaux accomplissaient
leur besogne, et sur la terre jaune orange tout
autour de lui, une flaque noire aux contours
pourpres que la lande rocailleuse buvait avec
avidité.
À son approche, un des
busards émit un croassement de
mécontentement en battant des ailes, et se
raidit dans une posture de parade agressive. Les
deux autres continuaient leur festin sur le ventre
de l'homme, imperturbables, pataugeant dans une
moquette de sang, de tissu spongieux et de morceaux
d'intestins.
Une
odeur de tripaille et de merde lui chatouillait les
narines au gré des souffles du vent. Le
parfum de l'homme mort, ou en train de mourir, une
fragrance qui lui laissa comme un
arrière-goût de bière rance
dans la bouche. Toorop venait d'extirper le
"schiskov" de son étui dorsal, un Aurora,
une arme polyvalente capable de faire face à
toutes les situations d'urgence, et tout bonnement
le meilleur fusil d'assaut au monde. Toorop arma la
culasse d'un coup sec, mit en joue et logea une
balle en plein dans la tête du soldat.
Le
coup de feu résonna longuement dans la
chambre d'écho naturelle des hautes
montagnes. Toorop y entendit le soupir de
soulagement de l'homme enfin délivré
de ce monde de chair et d'acier, enfin
libéré de la vie, et des trois
busards.
À l'instant où les
rapaces fusaient vers le ciel écorché
du crépuscule, les ailes pleines de sang,
alors que l'écho du coup de feu
résonnait encore dans l'espace immense qui
s'étendait devant lui, Toorop s'était
dit que la situation réclamait sans doute un
passage de Rûmî, ou bien un couplet de
Dead Man Walking, mais il
sentit une douce vibration se propager le long de
sa cuisse, interrompant net le flux de ses
pensées. Sa main plongea dans la poche de
son battle-dress et en ressortit armée d'un
petit cellulaire Motorola GPS. L'écran
à cristaux liquides affichait un message du
commandement général, l'informant de
la présence de drones chinois dans le
secteur. De l'alphanumérique, crypté
par un programme spécial CIA que les
tronches du chiffre de l'APL pouvaient toujours
essayer de décoder, y compris avec leurs
Fujitsu hautement parallèles,
développés grâce aux fonds
yakuzas dans leurs usines souterraines du Sichuan.
D'après les trafiquants russes qui avaient
fourni le logiciel, le cryptage était
incassable, la somme des ressources informatiques
de la planète n'y suffirait pas, même
au bout de cinquante ans de travail ininterrompu.
Réencodage Transfini sur Modélisation
Chaotique, avait dit le binoclard à l'accent
british chargé de faire la démo aux
guérilleros ouïgours, qui avaient
mollement apprécié en dodelinant de
la tête. Pour les Ouïgours, ça
signifiait simplement qu'Allah ne voulait pas que
l'APL puisse décoder leurs communications.
Ce qui était la moindre des choses.
Toorop se tourna vers l'ouest,
là où le ciel combinait des
fulgurances azurées avec des machines
laiteuses aux reflets de napalm, puis s'agenouilla
à côté du cadavre pour
commencer le pillage. Un automatique de fabrication
locale, copie conforme de l'indémodable Colt
modèle 1911. Deux chargeurs pleins en sus.
Une grenade à main de fabrication
française accrochée à l'autre
bout. Dans la poche de la vareuse, il
dénicha un paquet de Kool fabriquées
à Pékin. Il détestait les Kool
mais il pourrait les échanger contre des
Marlboro russes ou des Camel indiennes.
Il
retourna le cadavre du pied en le faisant rouler
sur la terre rocailleuse. L'AK-74 était
sanglé crosse en l'air en travers de son
dos. Intact, un chargeur de trente balles
enclenché, flambant neuf, tout frais sorti
des chaînes de montage robotisées du
ministère de la Planification militaire.
Toorop préleva le butin d'une main
expérimentée. C'était la loi
des montagnes, le secret transparent de la nature,
le code de la chasse, l'échange rituel de la
vie et de la mort et sa fétichisation par le
trophée, toutes ces conneries, une simple
habitude. Remontant aux origines du monde.
D'un geste sûr, Toorop releva
les manches de la vareuse de montagne ; le
biobippeur GPS formait une petite boursouflure de
carbone noir courant juste sous la peau au niveau
du poignet gauche, au-dessus d'une très
jolie montre en or. Le biobippeur avait pour
principale fonction d'envoyer
régulièrement un signal radio digital
donnant la position et l'état
métabolique de son porteur, une technologie
copiée sur celle de l'US Army. Pour l'heure,
une petite diode rouge y pulsait en silence, l'air
de dire que son porteur n'était pas au mieux
de sa forme, et qu'il resterait sûrement un
bon moment à cette position.
Toorop perça
l'épiderme de la pointe de son couteau de
combat, y désincrusta le petit composant, le
jeta au fond du ravin, et la montre en or au fond
d'une de ses poches.
Il
retourna une nouvelle fois le corps, et acheva la
fouille en prélevant sa plaque
d'identification magnétique et quelques
biftons chiffonnés, en diverses monnaies
locales. La plaque militaire, c'était juste
pour donner un peu de boulot aux bureaucrates de
l'APL. La caillasse, ce serait pour plus tard, les
bars à putes d'Almaty, quelques extas
new-look achetés à des dealers
kazakhs, éventuellement un film de Taiwan en
version russe dans une salle de cinéma
datant de l'époque soviétique,
constructivisme pompier et sièges
rapiécés ayant vu passer les culs de
toutes les générations depuis
Khrouchtchev au moins.
Toorop sortit de sa rêverie
pour marcher jusqu'au cheval kirghize, une belle
jument grise pommelée de noir, qui se laissa
monter sans résistance. Sa propre monture
avait succombé trois jours auparavant
à une mauvaise chute ; cette jument
était une pure bonté d'Allah,
auraient dit les Ouïgours, elle était
à la fois robuste et peu farouche, jeune et
expérimentée, une vraie canasse de
montagnard. Il lui flatta le museau, la prit par la
bride, grimpa sur la selle réglementaire de
l'APL, avec ses boucles de laiton frappées
de l'étoile rouge, puis redescendit le
sentier jusqu'au cadavre, lui jeta un dernier coup
d'úil, accrocha le Barrett à la
selle, plaça son Aurora dans l'étui
dorsal, l'AK-74 chinois en bandoulière sur
sa poitrine, et d'un petit jappement accompagnant
le coup de talon, fit avancer l'animal à la
rencontre de l'adret, tournant le dos aux blanches
hauteurs du Turugart Shanku.
Son
ombre évoquait celle d'un Don Quichotte
harnaché pour une guerre oubliée,
dans le silence élémentaire de la
nature.
Le
bruit des sabots sur la rocaille couvrit le
croassement des busards qui venaient tournoyer de
nouveau au-dessus du cadavre derrière lui,
puis plus tard, alors qu'il atteignait le fond de
la passe, une rafale de vent froid lui fit prendre
conscience que le soleil venait de
disparaître derrière les montagnes,
une ombre bleu ardoise s'abattait sur les roches
d'un gris lunaire, le ciel virait à un
violet abyssal, les premières étoiles
étaient visibles, un croissant de lune
apparaissait entre deux sommets neigeux, masses de
cendres piégées dans un faisceau de
lumière noire et laquées de
vif-argent, l'astre nocturne serait au
zénith au cúur de la nuit.
C'était d'une beauté
à couper le souffle.
Tuer son couple d'hommes par
semaine, au bas mot. Vivre sur la bête en
prélevant armes, munitions, nourriture,
drogues, argent liquide óou plastique
ó, vêtements, chevaux. Traquer sans
relâche les communications ennemies afin de
prévoir le mouvement des patrouilles de
gardes-frontières, se déplacer
constamment, de nuit, en évitant les drones
de recherche et destruction, attendre parfois des
jours entiers avant de voir une silhouette
apparaître dans l'úilleton de la
lunette, tenter d'engager comme un dialogue
silencieux avec la cible, juste avant de presser la
détente, puis s'enfoncer à nouveau
dans les ténèbres afin de s'y fondre,
et y dormir un peu, dans l'attente d'un autre
matin, d'un nouvel homme à tuer.
Telle était désormais
sa vie, et Toorop n'y trouvait rien à
redire. Comme il l'avait fait remarquer très
longtemps auparavant à une correspondante de
guerre en quête de "personnages pittoresques
", il fallait bien que quelqu'un s'en charge. Il
fallait bien qu'une poignée d'hommes mauvais
se battent au bout du monde, pour des causes
perdues, et parfois pour bien pire. Il fallait bien
que la roue de l'histoire continue de broyer des
existences, si le reste du monde voulait continuer
à se nourrir d'images de
télévision.
Sur
le moment la fille de la BBC n'avait rien
répondu, son caméscope
numérique braqué sur lui comme
l'úil noir et globuleux d'une machine
vampire. Mais Toorop avait su d'instinct qu'elle
l'avait pris pour un fou. Avant de se demander
comment elle s'y était prise pour le deviner
aussi vite. Seul un dingue, en effet, pouvait
passer son temps dans les montagnes et les steppes
d'Asie centrale avec deux ou trois livres chinois
de stratégie en poche, une couverture de
survie arctique de l'armée russe capable
d'endurer des températures
inférieures à -50 degrés
centigrades, une trousse médicale de l'US
Air Force comprenant tout le kit d'urgence, plus
des boîtes entières de
méta-amphétamines de pointe, sous
toutes les formes possibles, patches
transcutanés, capsules auto-injectables,
comprimés, chacune d'entre elles
répondant à une fonction bien
précise, renforcement de l'activité
sensorielle, ou motrice, lutte contre la fatigue,
oxygénation, taux de globules rouges, tonus
mémoriel, capacité de traitement de
l'information. Plus fort qu'un peloton cycliste du
Tour de France, avait-il dit en souriant, la
pharmacopée du chasseur d'hommes
moderne.
Sur
le moment il n'avait pu en dresser la liste
complète à la fille. Il avait juste
marmonné un truc comme : "La guerre est une
science qui ne permet aucune erreur. "
Les
journalistes, occidentaux surtout, étaient
de ceux à qui il fallait sans cesse rappeler
les évidences.
Toorop s'était toujours
demandé pourquoi le don s'était
révélé à lui durant les
derniers mois de la guerre en Croatie et en
Bosnie.
Il
faut dire que pendant la première partie du
conflit bosniaque, l'armée gouvernementale
fut incapable de réagir de façon
coordonnée face aux assauts conjugués
de l'armée yougoslave et des milices de
Karadzic, d'Arkan ou de Seselj. Mettons à sa
décharge que, pendant les premiers mois de
la guerre, l'armée gouvernementale bosniaque
n'existait tout bonnement pas, l'État
lui-même venant à peine d'être
créé et reconnu par les Nations
unies. C'est pourquoi, durant cette période,
les combattants bosniaques formèrent une
cohorte hétéroclite de bandits,
aventuriers, mercenaires, têtes
brûlées et soldats perdus encadrant
des recrues qui venaient tout juste de lâcher
leur guitare électrique pour tenir un
AK-47.
C'est en participant à
l'offensive de l'été 95 au sein d'une
unité des forces spéciales
bosniaques, qu'il fut comme saisi par un
état de grâce. Rien de l'exaltation
religieuse, ou mystique, ni de cette cocaïne
naturelle qui irrigue le cerveau lorsque
l'excitation du danger est à son comble,
non, juste comme si une vieille équation
acariâtre, qui résistait depuis un bon
moment, venait d'être matée ; la
guerre était sans nul doute la chose la plus
simple à
faire, mais c'était surtout la plus
difficile à
réussir. La seule règle étant
qu'il n'y en a aucune, ou plutôt que chaque
guerre invente les siennes propres, dans le chaos
créateur de la violence. Et que ce sont ceux
qui prononcent ces règles qui finalement
l'emportent. Dans l'ex-Yougoslavie, comme dans tous
les territoires dévastés que Toorop
avait depuis traversés, ces règles
échappaient pour une bonne part aux
belligérants eux-mêmes, ceux qui les
édictaient se réunissaient dans de
vastes salles de conférences internationales
pour décider du sort des armes en lieu et
place des hommes qui mouraient sur le terrain. Cela
devait désormais être
intégré comme une de ces nouvelles
lois de la guerre que chaque époque emporte
avec elle, une fois morte, et Toorop s'était
dit qu'il mourrait probablement avec elle.
Début novembre, de retour
à Sarajevo dans l'attente des accords de
Dayton, Toorop élut domicile dans un
faubourg de la ville, Hrasnica, situé juste
en contrebas du mont Ingman, le verrou
stratégique qui était resté
tout le temps de la guerre l'unique cordon
ombilical reliant la capitale de l'État
bosniaque au petit territoire qu'il
contrôlait.
La
première chose qui frappa Toorop lorsqu'il
descendit de la cabine du gros Mercedes allemand,
c'était l'impression de
déjà-vu, doublée d'une
sensation d'étrangeté très
intense. Il ne lui fallut pas bien longtemps pour
décortiquer cette synthèse chimique
qui lui nouait la gorge sans qu'il sache pourquoi.
Hrasnica, c'était comme qui dirait La
Courneuve, ou n'importe laquelle de ces banlieues
parisiennes qui ont hérité des
mêmes idéologues, et des mêmes
concepts architecturaux.
Bizarrement, le premier
détail sur lequel on s'arrêtait
c'étaient les fenêtres, toutes
camouflées par des morceaux de pneus et des
bâches en plastique tendues à la place
des carreaux. Ensuite, la surface des immeubles
présentait tout le catalogue des munitions
disponibles dans les armées du Pacte de
Varsovie, ou apparentées. Ça
s'étageait de bas en haut, rongeant les
bâtiments comme une vérole urbaine
óimpacts de fusils d'assaut et de
mitrailleuses sur les premiers étages,
roquettes antichars, canons antiaériens de
30 mm sur les suivants, projectiles lourds style
mortiers de 100, munitions de char calibre 120 mm,
fusées de 122 ou obus de 150 sur les
étages supérieurs et les toits
ouverts comme des ventres sous le bistouri d'un
chirurgien dément.
D'une certaine manière,
s'était dit Toorop, cette image
représentait bien l'Europe du XXIe
siècle, tout son futur était
là, en condensé pop art destroy,
urbanisme moderne ravagé par le feu des
armes, Le Corbusier revisité par Staline, et
ses orgues.
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